
C’est à partir de mon expérience pendant plus d’une vingtaine d’années, en tant que psychologue, dans un Centre d’Action Médico-Social Précoce (CAMSP) que je vais évoquer la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le secteur médico-social.
Ce secteur est depuis quelques années la cible des attaques de nos gouvernants, car en totale incompatibilité avec le modèle néolibéral.
Trop de personnels bénéficiant de conventions collectives jugées « onéreuses »,
Trop d’institutions où s’élabore une clinique vivante, trop de lieux où ça pense (panse) – ces lieux qui furent des creusets de la psychothérapie institutionnelle en référence à la psychanalyse – trop subversifs donc !
Depuis leur création dans les années 70, les établissements médico-sociaux ont travaillés en partenariat avec les structures de l’inter secteur psychiatrique et pédopsychiatrique. Et pour autant si peu visibles, si peu identifiés aux yeux du citoyen lambda.
Il a fallu ces attaques frontales des gouvernants, avec un temps de retard certes par rapport à la psychiatrie, pour que les soignants de ce secteur prennent conscience de leur destruction programmée.
Je salue l’initiative de ces assises qui nous réunit aujourd’hui, solidaires dans un même constat, dans un même combat
Celui de la défense du service public de soin, de l’accès au soin psychique pour tous, pour la liberté des pratiques et leur pluralité, pour un travail d’équipe pluridisciplinaire que seule l’institution est à même de proposer.
Ces institutions aujourd’hui sont dans un triste état, le personnel soignant en grande souffrance, sans parler bien sûr de ces patients qui sont délaissés, abandonnés, au risque de majorer une crise sanitaire déjà présente bien avant le covid !
Dans le secteur médico-social, parmi les armes de destructions massives utilisées par les gouvernements successifs, trois nous semblent particulièrement efficaces pour œuvrer à cette désinstitutionalisation : l’inclusion à marche forcée des personnes handicapées ou étiquetées comme telles, le tout-TND qui représente un changement de paradigme nosographique majeur et enfin la « plateformisation » du parcours de soin.
L’inclusion à marche forcée, nous le savons, est un leurre qui permet de réduire les couts des prises en charge, au nom de la bientraitance.
Nous voilà pris au piège : Inclusion, bientraitance, ces mots qui viennent dire le contraire de ce qu’ils nomment.
A l’origine de la politique de l’inclusion à marche forcée, justifiant la casse des institutions : deux rapports de l’ONU sur les droits des personnes handicapées : en 2017 et en 2019 qui affirment que « par définition, un bon établissement n’existe pas » et qui recommande le gouvernement français de transformer la société française, de « fermer les institutions médico-éducatives existantes » et de « scolariser tous les enfants handicapés qui s’y trouvaient dans des établissements ordinaires.
Puis il y a le tout-TND qui n’est qu’une imposture scientiste, un exemple d’instrumentalisation des neurosciences à des fins politiques et idéologiques.
Ce qui fait scandale, ce n’est pas le concept de TND qui ne concerne qu’un petit pourcentage de cas relevant davantage de la neuropédiatrie que de la pédopsychiatrie, c’est bien le tout- TND, qui réduit les troubles de l’enfant à des perturbations de son fonctionnement neuronal et biochimique.
Lorsque l’on associe le comportement d’un enfant angoissé, agité, qui présente des difficultés d’attention, à des facteurs de risque génétiques ou à une altération présumée de son développement cérébral, alors l’on évacue de fait, et cela est bien entendu intentionnel, toute dimension intrapsychique, affective et subjective, toute causalité environnementale familiale et sociale. C’est une imposture scientifique et politique qui permet aux gouvernants de se déresponsabiliser des mesures antisociales de leur politique, mais aussi de légaliser une clinique d’État au service de Big Pharma, de mettre en place un dispositif destructeur des institutions : les Plateformes de Coordination et d’orientation, les fameuses PCO !
Avec les PCO, on fait croire … et surtout on économise !
… le temps de la rencontre, le temps de l’accueil, le temps de l’écoute, au risque d’étiqueter les enfants dans des cases, au nom d’un diagnostic précoce, au risque également de leur faire supporter les conséquences d’un sur diagnostic ou d’une erreur diagnostic qui les poursuivra toute leur vie.
Le tout TND vient aussi justifier la demande des ARS de trier les enfants entre troubles légers et lourds. C’est impensable. Comment quantifier la souffrance psychique seulement à l’aune d’éléments objectivables, mesurables, répondant aux critères réductionnistes du DSM.
PCO et tout TND sont donc indissociable, les revers d’une même médaille au effets pervers qu’il nous appartient de dénoncer et de combattre.
Présentées par le gouvernement comme la solution aux interminables listes d’attente, les PCO ne sont pas en mises en place mais à la place des institutions médico-sociales qui du fait de la pénurie organisée et planifiée ne peuvent plus assurer leur mission de soin à hauteur des besoins de la population.
C’est le « grand remplacement » des institutions publiques de santé par des plateformes qui assurent le tri des patients sur dossier et renvoient vers les praticiens libéraux (eux-mêmes saturés) pour lesquels des décrets imposent de soi-disant « bonnes pratiques ».
Un exemple est pour moi paradigmatique des actions que nous pouvons envisager.
Celui de la lutte menée au CAMSP d‘Epernay où j’ai travaillé en tant que psychologue toutes ces années.
J’ai quitté cet établissement en janvier dernier. Une semaine après mon départ, la direction « rendait sa liberté » au médecin pédiatre et directrice qui a toujours soutenu une clinique vivante et institutionnelle, non favorable à la PCO qui se mettait en place à Reims, dans la Marne.
Sans délai, toute l’équipe soignante s’est mise en grève, pour une durée illimitée, pour soutenir ce médecin. Car au-delà de l’attachement au travail éthique de cette personne et à sa collaboration qui durait depuis 13 ans, l’équipe défendait sa clinique, son institution de proximité, son travail pluridisciplinaire, l’accueil inconditionnel de l’enfant et de sa famille.
Au travers de l’éviction de ce médecin, c’est toute l’équipe, et avec elle tout l’établissement, qui étaient menacés de démantèlement.
Une solidarité formidable s’est organisée : caisse de solidarité pour les grévistes, unité sans faille réalisée entre les salariées et le syndicat CGT de l’établissement, lancement d’une pétition qui a recueilli plus de 12500 signatures et 400 commentaires de soutien parmi lesquels ceux de plusieurs médecins partenaires et des familles, des articles dans les médias locaux.
Finalement, à l’issue de 3 semaines de grève totale, l’association gestionnaire qui affirmait dans la presse, ne pas pouvoir modifier sa décision, s’est résolue à ré intégrer ce médecin dans ses fonctions de pédiatres et de directrice.
Cette victoire est historique. Elle vient dire qu’il est utile de lutter et possible de gagner !
L’urgence est donc là pour dire NON.
NON à ces attaques gouvernementales planifiées, à ces réformes, à ces décrets qui se succèdent par vagues : des réformes du financement à l’organisation de la pénurie de soignants, des méthodes de management issues de l’entreprise à l’ingérence des gestionnaires dans les soins
Ces gestionnaires, ces technocrates qui vont jusqu’à nous imposer leurs paradigmes de pensée.
La défense des institutions de soin est une priorité ! C’est l’origine de notre révolte.
Parce que ce sont des lieux de formation, des lieux où s’élabore une pensée collective à partir d’équipes pluridisciplinaires !
Avec la disparition de ces lieux et du travail institutionnel qui s’y fabrique, c’est une crise sanitaire qui s’annonce, qui est déjà là, avec des patients sans soin, des situations sociales aggravées, l’engrenage dans le cercle vicieux de la pauvreté génératrice de souffrance psychique de toutes sortes !
L’institution convoque notre capacité subversive, notre liberté de sujet confronté aux contraintes du collectif et à la pluralité,
Elle nous oblige à ré interroger ce qui fait tension en nous au regard de notre exigence de démocratie et de notre désir de maintenir une vigilance critique.
Ce combat en appelle assurément à notre courage : le courage d’un travail éthique sur soi, de se confronter à l’impossibilité de se soustraire.
Que pouvons-nous faire face à cette violence du pouvoir ?
Rappelons-nous ensemble ce qui est de l’ordre de l’inacceptable.
Pour nous, qui sommes engagés dans l’accueil de la souffrance de l’autre, pour nous qui devons quotidiennement
Tenir dans des institutions dévastées.
Soutenir des collègues en grande souffrance, quand les valeurs humanistes qui tiennent notre désir de soigner sont écrasées, niées, quand le manque de moyens nous confronte à des conflits éthiques insupportables, quand les diktats des bonnes pratiques nous imposent un contrôle de nos savoirs, de notre intime, cet intime qui est aussi un outil de travail.
Je vous propose trois raisons majeures de ne pas accepter cet inacceptable :
L’inégalité d’accès aux soins pour tous : la dislocation des services hospitaliers et des établissements médico-sociaux.
La déshumanisation du système de soin : mise en place de plateforme de diagnostic et d’orientation vers le secteur libéral, lui-même saturé, mal ou peu formé à accueillir des problématiques, des pathologies et des situations sociales compliquées, des plateformes d’écoute en psychiatrie.
L’atteinte à la démocratie que suscite le démantèlement du service public et de la sécurité sociale.
Ce modèle néolibéral se déploie au détriment de toute l’humanité !
Il nous faut donc retrouver le courage de croire dans ce qui est juste.
Créer du collectif, de la solidarité, sortir de la sidération de la violence qui nous est infligée au quotidien.
Dans ce monde que l’on nous vante comme issu de l’exigence de la modernité et des lois du marché, indissociablement lié aux progrès technologiques, à la fois aliénants et émancipateurs, opposons notre désir de penser, de créer, de nous rencontrer, de soigner l’humain par des humains.
En tant que soignant d’un autre souffrant, nous avons ce devoir éthique et politique de nous élever contre ce modèle de société, de résister.
Ce capitalisme néolibéral qui s’emballe, dans une course folle, qui nous entraine vers un destin tragique, nous atteint au plus profond de nos pratiques et nous oblige à une pensée et à un engagement.
Réapproprions-nous ces mots qui nous sont volés !
Combien de mots désormais disparus, dévalués, détournés, instrumentalisés …
Le soin par exemple n’est plus : on ne soigne plus, on gère des flux, on fluidifie des parcours, on compense, on intervient, on « protocolise », on trie.
Sans parler des acronymes absurdes, provocateurs : SERAFIN (réforme du financement des établissement médico-sociaux), RAPT (réponse adaptée pour tous), GOS (groupe opérationnel de synthèse.
Les mots ont du sens, les mots ont un pouvoir, nous sommes bien placés pour le savoir.
Il faut dénoncer cette corruption du langage qui nous fait violence, qui attaque notre outil de penser et donc nos outils pour soigner.
Soyons attentifs à ces mots que l’on subit, cette novlangue qui ne cesse de tracer la route de notre servitude, qui transforme nos représentations, qui à force d’autocensure, nous rend complice.
Des assises pour quoi faire ?
Pour élever des digues contre cette déferlante néolibérale, déshumanisante
Pour convoquer la nécessité d’un devoir d’intégrité, d’une obligation éthique de ne pas se soumettre
Pour défendre les lieux de paroles que sont nos lieux de soin, ces espaces où se déploient nos subjectivités.
Tels sont les enjeux de notre engagement, à la fois civilisationnels et démocratiques.
Marie Bakchine – Psychologue – Mars 2022
Bravo ! Je suis admirative de votre engagement , de l’analyse que vous élaborez de cette situation déplorable , du détournement cynique des mots au profit d’une politique neo libérale qui vient saper notre confiance dans la nécessité d’une prise de conscience et d’une lutte commune . Merci .
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