« Paroles de résistances » aux Glières pour la psychiatrie publique

A l’invitation de l’association « Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui », Mathieu Bellahsen s’est exprimé sur le plateau des Glières le 29 mai 2022 « pour relater une expérience concrète d’émancipation dans la psychiatrie publique réprimée par celles et ceux qui la saccagent sans vergogne. Récit en écho des abandons et répressions dans l’hôpital public ».

Depuis une dizaine d’années avec un collectif de soins comprenant des soignants et des patients-usagers-psychiatrisés du secteur d’Asnières sur Seine en banlieue parisienne, nous mettions en place patiemment, pas à pas, un travail de psychothérapie institutionnelle s’appuyant sur la centralité du droit des patients.

En deux mots, la psychothérapie institutionnelle a émergé au coeur de la catastrophe, de la Guerre d’Espagne, des camps d’internement et de la Seconde Guerre Mondiale en partant du postulat qu’il fallait soigner le milieu de soin, pour que d’aliénant celui-ci devienne thérapeutique.

La psychiatrie continue d’être hantée dans ses pratiques quotidiennes par les agissements du spectre asilaire, des maltraitances ordinaires qui s’ignorent – dont celles des soignants-, des postures bureaucratiques sadiques assumées aux noms du bien des patients et de leurs déraisons, spectre asilaire qui continue de leur dénier la citoyenneté commune.

En dix ans, nous étions arrivés à des fondements solides mettant la parole, les actes et les gestes des premiers concernés, les patient.e.s-usager.e.s-psychiatrisé.e.s, comme source de l’instituant de nos dispositifs de soins. Nous avions banni les pratiques de contentions physiques. Les portes de l’unité d’hospitalisation étaient ouvertes malgré les pressions récurrentes des administrateurs de gardes et des équipes des autres pôles. Nous nous appuyions sur les rapports toujours positifs de la Haute Autorité de Santé et du Contrôle Général des Lieux de Privation de Libertés concernant le service.

Les réunions des collectifs de soins (patients et soignants) se déroulaient sur tous les lieux du secteur (hôpital de Jour, unité d’hospitalisation, Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel, Centre Médico-Psychologique). Pour lutter contre les cloisonnements des soignants, poison clivant dans la clinique quotidienne, une réunion hebdomadaire de l’ensemble des professionnels du secteur avait été instituée pour que la créativité et l’inventivité de l’équipe se déploie; pour penser les circulations physiques et psychiques, pour affronter ensemble les difficultés des soins nécessairement singuliers dus aux personnes prises dans des tourments traumatiques, délirants, suicidaires, abandonniques, psychotiques.

Les clubs thérapeutiques, espace de décisions et de démocratie directe, prenaient la forme d’association loi 1901, l’association Et Tout et Tout du Journal, la radio Sans Nom – Colifata France, travaillaient à des rapports plus horizontaux, plus égalitaires entre toutes et tous. Les liens avec la municipalité, avec les copains du monde culturel (le T2G – théâtre de Gennevilliers) et avec les autres collectifs de soins au sein du TRUC (Terrain de Rassemblement pour l’Utilité des Clubs) développaient un réseau intense et riche ainsi qu’avec des associations militantes tels que le CRPA, HumaPsy (Zyplox d’Humapsy se tenait ici-même en 2019)…

Les soignants investis dans ce travail de transformations concrètes y allaient corps et âmes, au sens propre avec le développement de nombreuses pratiques corporelles et psychothérapiques inventives. Cela n’allaient pas sans résistances internes où une partie de soignants se sentait mis en accusation par les patients alors que ceux-ci les interrogeaient de façon légitime sur le pourquoi de tel fonctionnement, sur les postulats arbitraires « allant de soi».

En 2019, jusqu’à la manifestation du 14 novembre, nous étions de toutes les luttes pour la psychiatrie publique, pour l’hôpital public car nous vivions la désertion progressive des professionnels et les conditions d’accueil dégradées voire dégradantes des patients. Là comme ailleurs, les recrutements se faisaient de plus en plus difficiles, amenant des tensions surajoutées à la vie habituelle des services. Quelques semaines avant le covid nous rappelions à l’ensemble de l’équipe que « le directeur de l’hôpital c’est le patient » et qu’un secteur de psychiatrie n’est pas fait principalement pour les soignants mais bien pour répondre aux besoins des personnes qui s’y soignent.

Fort de tout ce travail, le secteur d’Asnières était jugé comme à part au sein de l’établissement de Moisselles. A part du fait du travail clinique qu’une bonne moitié du service soutenait, des analyses politiques que nous partagions et de nos pratiques liant ces registres avec les droits fondamentaux.

En mars 2020, le covid arrive et met un couvercle sur ce moment de crise que nous traversons. Le clivage principal au sein de l’équipe est le suivant : certains soutiennent les prises de pouvoir sur les patients, les enfermements, le non-respect de leurs paroles. D’autres, dont nous sommes, ne s’accommodent pas des solidarités professionnelles se faisant contre l’expression des patients et de leurs libertés fondamentales.

Par la suite, certains des soignants du service rétifs aux transformations décidées avec les patients seront les moteurs de la réaction asilaire contre les pratiques émancipatrices. Ils feront une alliance avec la direction contre les psychiatrisés et contre les soignants soutenant la parole des psychiatrisés dussions-nous nous opposer aux logiques corporatistes soignantes.

En avril 2020, une unité covid s’ouvre au sein de l’établissement de Moisselles. Sur le papier, il est expliqué que tout patient entrant reste trois jours « isolé » dans sa chambre le temps d’avoir un test. Pour les covid positif, le protocole les « isole » 14 jours. Très tôt avec les médecins du service nous nous apercevons que les patients sont isolés non au sens de la médecine infectieuse mais au sens de la psychiatrie, c’est à dire : enfermés à clé. Le 15 avril, j’envoie un mail à la direction resté sans réponse sur la confusion entre isolement psychiatrique et isolement sanitaire que je renommerai « confinement sanitaire » pour que le mot isolement ne nourrisse pas cette ambiguïté initiale.

Les enfermements se poursuivent. Dans la nuit du 7 au 8 mai 2020, cette fois-ci sur l’unité d’Asnières, deux personnes ont de la fièvre faisant craindre un confinement général de l’unité car le troisième cas transforme l’unité en cluster. Cette nuit-là, les verrous de confort – que nous avions obtenu quelques années plus tôt pour que les patients puissent s’enfermer eux-mêmes dans leur chambre pour avoir leur espace personnel – seront renversés en verrous d’enfermement.

Aucune enquête administrative n’ayant été diligentée, la lumière ne sera jamais faite sur qui a pris cette décision d’enfermer tous les patients à clé en chambre simple et double. Est-ce le directeur de garde ? La psychiatre de garde ? Les deux ? Toujours est-il que les serruriers, eux, ont reçu des ordres et que tous les patients ont été bouclés.

Ironie de l’Histoire, le lendemain c’est le 8 mai 2020, fête de la Libération. Une jeune psychiatre de garde est sollicitée par la direction pour aller prescrire les enfermements. Courageuse, elle refuse au nom de sa déontologie et de son éthique. On ne peut enfermer à clé sans motif psychiatrique. Elle est menacée d’un signalement à l’ARS pour mise en danger de la vie d’autrui. Elle ne se soumet pas et me prévient le 9 mai au matin de ce qui s’est passé.

Devant la gravité des faits, devant les mails restés sans réponse, et après discussion avec certains de mes collègues psychiatres et cadres et la présidente de la Commission Médicale d’Etablissement, décision est prise d’alerter immédiatement le Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté, au nom des soignants du service qui pensent que le covid ne peut pas servir d’argument contre l’état de droit et les libertés fondamentales. Nous informons aussi la direction de l’établissement et les médecins chefs des autres pôles de cette alerte. J’écris également un signalement au Procureur de la République au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale en qualifiant les faits de « séquestration » collective, de plus de 8 jours, faits passibles tout de même de 30 ans de prison.

Le 11 mai, un patient se jette par la fenêtre d’une des chambres de l’unité covid.

Le 18 mai, l’équipe du CGLPL fait une visite surprise et saisit les tutelles et la direction de l’hôpital d’une recommandation en urgence en date du 25 mai en faisant sienne la distinction entre le confinement sanitaire et l’isolement psychiatrique. Le CGLPL parle de pratiques illégales et de maltraitances mises en œuvre dans des conditions indignes. Les portes des chambres de l’unité covid se réouvrent fin mai avec son lot de traumatismes psychiques pour les patients ayant vécu ces séquestrations.

Début mars 2020, nous avions publié avec Rachel Knaebel et Loriane Bellahsen « la révolte de la psychiatrie. Les ripostes à la catastrophe gestionnaire ». Pendant le confinement, nous recevions des infos sur la généralisation discrète de ces pratiques confondant isolement psychiatriques et confinement sanitaire. Nous en avons fait part au CGLPL. Ayant mené sa propre enquête, Adeline Hazan et son équipe décident de publier le 19 juin 2020 au Journal Officiel la quatrième recommandation urgente concernant un établissement public de psychiatrie, Moisselles. Les médias relayent l’information au niveau national.

Dans le même temps, une lettre anonyme arrive à la direction nous accusant moi-même, l’encadrement du pôle et des professionnels parties prenantes du travail de psychothérapie institutionnelle de « harcèlement », « maltraitance » et « abus de pouvoir ». Les motifs invoqués pour légitimer ces propos sont d’avoir aidé à créer un Groupe d’Entraide Mutuelle (GEM) avec les patients, d’avoir embauché un éducateur sur un poste d’infirmier, d’avoir autorisé une psychomotricienne et un psychologue à faire des visites à domicile pendant le premier confinement. D’autres reproches concernent la médecin responsable de l’hôpital de jour où les « anonymes » se plaignent de la perte de sens de leur travail au fur et à mesure que les patients étaient plus actifs dans les décisions et dans ce qu’ils voulaient pour leurs soins.

Je ne prendrai connaissance de cette lettre anonyme que le 8 juin 2020 quand la direction diligentera une enquête administrative pour faire la lumière sur ces accusations anonymes de délits. Dans le même temps, après la publication de la recommandation au JO, nous sommes mis à l’écart des groupes de l’établissement sur les droits des patients.

Début juillet 2020, la direction nous demande des comptes à chaque sortie non autorisée de patients parlant, à tort, de « fugues ». Je passerai sur l’enquête administrative à charge, partielle et partiale à charge qui a duré neuf mois et qui a refusé de rencontrer 25 professionnels du secteur qui l’avaient demandée officiellement et à plusieurs reprises. Ces 25 professionnels étaient moteurs dans ce travail de désaliénation… Je passerai sur le refus de nos droits fondamentaux d’être entendus au titre d’une instruction équitable. Ce refus fait l’objet d’un recours devant le tribunal administratif, ainsi qu’au pénal. Le Défenseur des Droits s’en est saisi pour instruire une enquête étant donné la gravité des faits et les répressions subies.

Rappelons qu’aucune enquête administrative n’a eu lieu sur les privations de liberté. Les médecins ayant enfermé indument ont été remerciés… Au sens de féliciter. La directrice de l’établissement a vu son nom publié au Journal Officiel six mois après la recommandation du CGLPL pour une cérémonie d’attribution en Préfecture de la médaille de l’Ordre du Mérite…

Continuant ses excès de pouvoir et ses calomnies, en juin 2021 la direction de l’établissement va plus loin et publie une note de synthèse nous accusant – et c’est écrit noir sur blanc -« d’épuration de professionnels », de « morts de patients » et des « fugues ». Cette note diffamante passe alors dans les différentes instances de l’hôpital.

Le 8 juillet 2021, la directrice prend la décision de me retirer la chefferie de pôle au motif que cela apaisera la situation et apportera une amélioration des conditions de soins pour les patients. L’établissement nous dit alors que ce n’est pas une sanction disciplinaire. Les patients écrivent des courriers aux tutelles, à la direction. Ils ne recevront aucune réponse.

Je passe sur la complicité de l’ARS et du Ministère de la Santé qui refusent aux syndicats une enquête de l’IGAS sur le fonctionnement de cet établissement. Je passe encore sur la complicité de certains représentants locaux de l’association de famille UNAFAM qui a parlé de « descente du CGLPL » en légitimant les enfermements. Je passe enfin sur la complicité de la CGT locale qui a préféré défendre l’image de l’établissement, des professionnels complices, des enfermements et des soignants contre les pratiques institutionnelles du secteur d’Asnières en faisant des alliances malsaines avec la direction.

En août 2021, le service d’hospitalisation met la clé sous la porte. Tout le collectif des psychiatres du secteur part ainsi que de nombreux soignants. Les patients hospitalisés sont dispatchés dans d’autres unités. L’unité ne rouvrira que fin octobre 2021 avec 14 lits de moins. Retour à l’anormal, la porte du service est de nouveau fermée à clé. Pourquoi se priver d’économies et d’enfermement ? Dix ans de travail détruit en quelques semaines.

Pour vous laisser juges des priorités du pouvoir concernant le droit des patients, il y a quelques semaines à Chinon, la CGLPL Dominique Simmonot a écrit un courrier au Ministre de la Santé pour témoigner d’un secteur de psychiatrie se passant des contentions, n’ayant que peu recours aux chambres d’isolement, travaillant les portes ouvertes et valorisant la parole et les décisions des usagers. Un service comme l’était le nôtre. Qu’a répondu le ministre ? Qu’il soutenait les réorganisations de l’hôpital de Chinon. Même si ces dernières devaient se faire au détriment des bonnes pratiques du secteur de la psychiatrie et contre les Droits fondamentaux des patients.

Dix ans de travail détruits sur l’autel des abus des directions hospitalières, des politiques de santé criminelles et de ces agents exécutant qui refusent de voir les patients comme des sujets de soins et des sujets de droit.

Dix ans de travail collectif détruits par des collaborateurs de l’intérieur, des auteurs de lettres anonymes, des soignants qui ont refusé activement la transformation du service dans un sens d’accueil, d’ouverture et d’émancipation en privilégiant les calomnies sur les professionnels engagés.

Notre sentiment collectif est une profonde colère du fait de l’injustice vécue, colère aussi d’une scène manquante pour instruire les conflits profonds sur le sens des soins psychiques.

Aujourd’hui, les patients avec qui nous sommes encore en contact ont peur de se faire hospitaliser car ils savent que l’arbitraire est de retour, que le non-respect de leur parole est fondateur de ce nouveau moment pour le secteur.

A ce jour, je vous laisse juges de l’épuration dont il est question.

Je dédie cette intervention aux patients du secteur d’Asnières et à mes collègues avec qui nous avons construit ce qui restera comme une expérience fondatrice de la psychiatrie d’aujourd’hui dont la répression est à mon sens à la mesure de sa potentialité créatrice et politique et des émergences à venir : Alain, Sylvie, Ourida, Marc, Véronique D., Catherine D., Laurence, Julie, Marie-Laure, Farid, Véronique S., Benjamin, Magali, Laure, Ahmed, Daouda, Laurent, Nadia, Abdel, Estelle, Amélie, Géraldine, Nawal, Sarah, Fatma, Justine, Aurore, Cora, Mathilde, Zoé, Moutiou, Catherine, Hakim, Patricia, Dimitri, Mathilde, Jad, Baptiste, Alfredo, Benjamin, Maider, Halima, Mina, Michèle, Manon, Gilles, Samantha, Emilie, Noémie, Sabrina, Meriama, et quelques autres…

Mathieu Bellahsen, le 29 mai 2022

Pour lire également ses autres publications : blog Mediapart de Mathieu Bellahsen.

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