Discours d’ouverture des Assises, le 11 mars 2022

Dominique Terres Graille (Appel des appels) et Catherine Skiredj Hahn (Le Fil conducteur Psy)

Lire sur ce blog d’autres articles du Fil conducteur Psy , signataire du Manifeste pour un renouveau des soins psychique du Printemps de la psychiatrie.

Intervention de Dominique Terres Graille :

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Catherine Skiredj Hahn, le Fil Conducteur Psy

Quelle inscription dans cette histoire que vient de situer Dominique Terres Graille ?

Ou l’effet Assises pour nous à la suite de celles de 2013 : « Quelle hospitalité pour la folie ? »

Les Assises allaient asseoir une parole plurielle d’acteurs, familles, patients, soignants qui depuis partagent leurs points de vue sur la conception du soin psychique.

En effet, parmi les ateliers organisés, l’un dénommé « atelier familles » avait rassemblé une centaine de participants, dont nous étions : parents, fratries, famille au sens large, proches, patients et soignants. Rassemblés pour témoigner de l’expérience de la rencontre avec la dissociation ce qui n’est pas rien.

Ce moment qui fit lien pour dire le désespoir, la souffrance qui bouleverse les psychés, l’incompréhension des parcours de soins chaotiques ; en somme un moment d’hospitalité de nos paroles face à nos détresses vécues bien souvent dans une solitude et un isolement ressenti comme une blessure qui désigne celles et ceux d’entre nous profondément affectés par cette expérience. Mais aussi une expérience de vie qui humanise autant qu’elle met au risque de la désintégration, de la déstructuration.

La fluidité de la parole et l’émotion éprouvée ensemble lors de cet atelier furent telles que nous avons eu l’élan de prolonger ce moment intense d’échanges.
Car il fallait bien tenter de mettre de la cohérence dans des parcours de soins hachés, segmentés, fragmentés alors même que la maladie psychique apparaît elle-même comme perte de la cohérence interne du sujet …

Lutter contre la déraison des parcours psychiatriques, réfléchir et comprendre ce que nous fait la déliaison tant du côté du soin atomisé, robotisé par les réponses médicalisées et protocolisées dominantes, que celle que nous vivons du côté de nos proches touchés par la maladie.
Il y avait du Fil à retordre, des mises en interrogation à tisser pour nous soigner aussi, pour contenir nos désespérances, les partager pour les mettre à distance par l’élaboration réflexive. En quelque sorte, penser ces expériences pour panser nos maux par une mise en mots.

C’est l’histoire récente du Fil conducteur psy. Il s’agit de faire entendre une voix singulière, des sensibilités qui ne soient pas lissées, écrasées par des considérations tactiques de représentation politicienne.

L’humanisation, selon nous, c’est apprendre à se parler, accueillir et considérer nos places différenciées en tant que familles, ou proches ou patients ou soignants, nos rôles différents et nos points de vue pour les mettre en débat, en dégager des pistes de proposition d’actions.

Il nous fallait parler de ces mises systématiques ou presque en pyjama, de ces périodes d’isolement durant lesquelles de plus en plus souvent des contentions sont pratiquées quand elles ne le sont pas dès l’arrivée aux urgences.

Il nous fallait parler de l’état dans lequel se trouvent plongés les patients : une médication qui les fait trembler, qui révulse et fige leur regard, qui transforme leur corps, rend leur diction difficile : une lente descente … avec ce sentiment d’impuissance à apaiser la souffrance qui enserre les patients, leurs proches, leur famille.

Il nous fallait parler du désert des formes de soutien et d’accompagnement avant et après l’hospitalisation. De ces déambulations de corps inoccupés dans des couloirs sans fin.

Il nous fallait partager cela : comment tenir face aux injonctions muettes qui nous minent à bas bruit surtout depuis le trop fameux « virage ambulatoire ». Redécouvrir les proches, la famille à la sortie d’hospitalisations de plus en plus courtes, sans soutien et perspectives au sortir, et l’ignorer quand elle demande de l’aide en période de crise, refuser d’entendre la détresse parentale lorsqu’un patient adulte est soi-disant censé être capable de faire la démarche pour se faire hospitaliser, qu’il lui revient de passer un « contrat » pour être hospitalisé en pleine situation de crise. C’est sans doute ce que signifient les formules valises du type « le patient au cœur de son parcours de soin » ou encore « être acteur de son projet de vie ». Le silence abyssal de l’équipe hospitalière (on est loin de l’hospitalité là) quand la souffrance psychique enserre et isole dans l’intime du drame familial tout en faisant glisser le soin et la responsabilité du côté de la famille au sortir de l’hospitalisation…

La famille, longtemps rendue responsable de la maladie de son proche, est souvent devenue solution comme recours alternatif à la prise en charge dans le système de soins, au motif avancé comme vertueux d’une meilleure inclusion de nature à favoriser la dé-stigmatisation et la dé-culpabilisation des familles à qui l’on dit aussi : « c’est une maladie comme les autres » pour soi disant les rassurer.

Il nous fallait partager nos colères, nos incompréhensions face à des situations qui mobilisent une telle énergie pour ne pas sombrer dans l’épuisement, le risque d’effondrement.

Comme une nécessité pour tenir, se soutenir sans s’anéantir …

Comment trouver des appuis pour mesurer les dégâts de cette période, ce moment d’histoire que nous traversons où le sujet est rabattu sur ses fonctions organiques, désubjectivisé, réduit à ses seuls dysfonctionnements cérébraux. Une histoire de dopamine … une histoire de récits sur des cerveaux déréglés qui voudrait nous décerveler en tentant de nous faire croire à cette chimère d’un sujet vide, exproprié de l’épaisseur de son histoire, réduit à ses pulsions folles et dangereuses. Tout comme les soignants, expropriés de leurs gestes professionnels, de leur savoir expérientiel de métier … par la protocolisation et le comptage effréné de la traçabilité des actes.

Comment regarder sans broncher la mise en place de ces plate-forme « centres de tri » pour catégoriser et classer les patients selon leur pathologie, telles des gares de triage qui aboutissent à des voies de garage assorties de bricolages ?

Où est le soin ? Où se situe la clinique du soin ? La clinique qui prend soin du soin psychique ?

Ces 2 journées y sont consacrées dont les 6 ateliers, pensés dans un esprit de libre disposition pour organiser leurs échanges ainsi qu’ils l’entendent. 

Et pour ne pas reprendre cette belle phrase de René Char :

« Nous ne sommes pas ensemble le produit d’une capitulation ni le motif d’une servitude plus déprimante encore » René Char, lettera amorosa

C’est bien dans cet esprit que s’ouvrent les Assises citoyennes du soin psychique.

Belles journées, beau travail.
Merci pour votre présence.

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Intervention de Marie Bakchine, le 11 mars 2022, Assises citoyennes du soin psychique.

C’est à partir de mon expérience pendant plus d’une vingtaine d’années, en tant que psychologue, dans un Centre d’Action Médico-Social Précoce (CAMSP) que je vais évoquer la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le secteur médico-social.
Ce secteur est depuis quelques années la cible des attaques de nos gouvernants, car en totale incompatibilité avec le modèle néolibéral.
Trop de personnels bénéficiant de conventions collectives jugées « onéreuses »,
Trop d’institutions où s’élabore une clinique vivante, trop de lieux où ça pense (panse) – ces lieux qui furent des creusets de la psychothérapie institutionnelle en référence à la psychanalyse – trop subversifs donc !
Depuis leur création dans les années 70, les établissements médico-sociaux ont travaillés en partenariat avec les structures de l’inter secteur psychiatrique et pédopsychiatrique. Et pour autant si peu visibles, si peu identifiés aux yeux du citoyen lambda.
Il a fallu ces attaques frontales des gouvernants, avec un temps de retard certes par rapport à la psychiatrie, pour que les soignants de ce secteur prennent conscience de leur destruction programmée.
Je salue l’initiative de ces assises qui nous réunit aujourd’hui, solidaires dans un même constat, dans un même combat
Celui de la défense du service public de soin, de l’accès au soin psychique pour tous, pour la liberté des pratiques et leur pluralité, pour un travail d’équipe pluridisciplinaire que seule l’institution est à même de proposer.
Ces institutions aujourd’hui sont dans un triste état, le personnel soignant en grande souffrance, sans parler bien sûr de ces patients qui sont délaissés, abandonnés, au risque de majorer une crise sanitaire déjà présente bien avant le covid !
Dans le secteur médico-social, parmi les armes de destructions massives utilisées par les gouvernements successifs, trois nous semblent particulièrement efficaces pour œuvrer à cette désinstitutionalisation : l’inclusion à marche forcée des personnes handicapées ou étiquetées comme telles, le tout-TND qui représente un changement de paradigme nosographique majeur et enfin la « plateformisation » du parcours de soin.
L’inclusion à marche forcée, nous le savons, est un leurre qui permet de réduire les couts des prises en charge, au nom de la bientraitance.
Nous voilà pris au piège : Inclusion, bientraitance, ces mots qui viennent dire le contraire de ce qu’ils nomment.
A l’origine de la politique de l’inclusion à marche forcée, justifiant la casse des institutions : deux rapports de l’ONU sur les droits des personnes handicapées : en 2017 et en 2019 qui affirment que « par définition, un bon établissement n’existe pas » et qui recommande le gouvernement français de transformer la société française, de « fermer les institutions médico-éducatives existantes » et de « scolariser tous les enfants handicapés qui s’y trouvaient dans des établissements ordinaires.
Puis il y a le tout-TND qui n’est qu’une imposture scientiste, un exemple d’instrumentalisation des neurosciences à des fins politiques et idéologiques.
Ce qui fait scandale, ce n’est pas le concept de TND qui ne concerne qu’un petit pourcentage de cas relevant davantage de la neuropédiatrie que de la pédopsychiatrie, c’est bien le tout- TND, qui réduit les troubles de l’enfant à des perturbations de son fonctionnement neuronal et biochimique.
Lorsque l’on associe le comportement d’un enfant angoissé, agité, qui présente des difficultés d’attention, à des facteurs de risque génétiques ou à une altération présumée de son développement cérébral, alors l’on évacue de fait, et cela est bien entendu intentionnel, toute dimension intrapsychique, affective et subjective, toute causalité environnementale familiale et sociale. C’est une imposture scientifique et politique qui permet aux gouvernants de se déresponsabiliser des mesures antisociales de leur politique, mais aussi de légaliser une clinique d’État au service de Big Pharma, de mettre en place un dispositif destructeur des institutions : les Plateformes de Coordination et d’orientation, les fameuses PCO !
Avec les PCO, on fait croire … et surtout on économise !
… le temps de la rencontre, le temps de l’accueil, le temps de l’écoute, au risque d’étiqueter les enfants dans des cases, au nom d’un diagnostic précoce, au risque également de leur faire supporter les conséquences d’un sur diagnostic ou d’une erreur diagnostic qui les poursuivra toute leur vie.
Le tout TND vient aussi justifier la demande des ARS de trier les enfants entre troubles légers et lourds. C’est impensable. Comment quantifier la souffrance psychique seulement à l’aune d’éléments objectivables, mesurables, répondant aux critères réductionnistes du DSM.
PCO et tout TND sont donc indissociable, les revers d’une même médaille au effets pervers qu’il nous appartient de dénoncer et de combattre.
Présentées par le gouvernement comme la solution aux interminables listes d’attente, les PCO ne sont pas en mises en place mais à la place des institutions médico-sociales qui du fait de la pénurie organisée et planifiée ne peuvent plus assurer leur mission de soin à hauteur des besoins de la population.
C’est le « grand remplacement » des institutions publiques de santé par des plateformes qui assurent le tri des patients sur dossier et renvoient vers les praticiens libéraux (eux-mêmes saturés) pour lesquels des décrets imposent de soi-disant « bonnes pratiques ».
Un exemple est pour moi paradigmatique des actions que nous pouvons envisager.
Celui de la lutte menée au CAMSP d‘Epernay où j’ai travaillé en tant que psychologue toutes ces années.

J’ai quitté cet établissement en janvier dernier. Une semaine après mon départ, la direction « rendait sa liberté » au médecin pédiatre et directrice qui a toujours soutenu une clinique vivante et institutionnelle, non favorable à la PCO qui se mettait en place à Reims, dans la Marne.
Sans délai, toute l’équipe soignante s’est mise en grève, pour une durée illimitée, pour soutenir ce médecin. Car au-delà de l’attachement au travail éthique de cette personne et à sa collaboration qui durait depuis 13 ans, l’équipe défendait sa clinique, son institution de proximité, son travail pluridisciplinaire, l’accueil inconditionnel de l’enfant et de sa famille.
Au travers de l’éviction de ce médecin, c’est toute l’équipe, et avec elle tout l’établissement, qui étaient menacés de démantèlement.
Une solidarité formidable s’est organisée : caisse de solidarité pour les grévistes, unité sans faille réalisée entre les salariées et le syndicat CGT de l’établissement, lancement d’une pétition qui a recueilli plus de 12500 signatures et 400 commentaires de soutien parmi lesquels ceux de plusieurs médecins partenaires et des familles, des articles dans les médias locaux.
Finalement, à l’issue de 3 semaines de grève totale, l’association gestionnaire qui affirmait dans la presse, ne pas pouvoir modifier sa décision, s’est résolue à ré intégrer ce médecin dans ses fonctions de pédiatres et de directrice.
Cette victoire est historique. Elle vient dire qu’il est utile de lutter et possible de gagner !
L’urgence est donc là pour dire NON.
NON à ces attaques gouvernementales planifiées, à ces réformes, à ces décrets qui se succèdent par vagues : des réformes du financement à l’organisation de la pénurie de soignants, des méthodes de management issues de l’entreprise à l’ingérence des gestionnaires dans les soins
Ces gestionnaires, ces technocrates qui vont jusqu’à nous imposer leurs paradigmes de pensée.

La défense des institutions de soin est une priorité ! C’est l’origine de notre révolte.
Parce que ce sont des lieux de formation, des lieux où s’élabore une pensée collective à partir d’équipes pluridisciplinaires !
Avec la disparition de ces lieux et du travail institutionnel qui s’y fabrique, c’est une crise sanitaire qui s’annonce, qui est déjà là, avec des patients sans soin, des situations sociales aggravées, l’engrenage dans le cercle vicieux de la pauvreté génératrice de souffrance psychique de toutes sortes !
L’institution convoque notre capacité subversive, notre liberté de sujet confronté aux contraintes du collectif et à la pluralité,
Elle nous oblige à ré interroger ce qui fait tension en nous au regard de notre exigence de démocratie et de notre désir de maintenir une vigilance critique.

Ce combat en appelle assurément à notre courage : le courage d’un travail éthique sur soi, de se confronter à l’impossibilité de se soustraire.

Que pouvons-nous faire face à cette violence du pouvoir ?

Rappelons-nous ensemble ce qui est de l’ordre de l’inacceptable.
Pour nous, qui sommes engagés dans l’accueil de la souffrance de l’autre, pour nous qui devons quotidiennement 
Tenir dans des institutions dévastées.
Soutenir des collègues en grande souffrance, quand les valeurs humanistes qui tiennent notre désir de soigner sont écrasées, niées, quand le manque de moyens nous confronte à des conflits éthiques insupportables, quand les diktats des bonnes pratiques nous imposent un contrôle de nos savoirs, de notre intime, cet intime qui est aussi un outil de travail.

Je vous propose trois raisons majeures de ne pas accepter cet inacceptable :

L’inégalité d’accès aux soins pour tous : la dislocation des services hospitaliers et des établissements médico-sociaux.

La déshumanisation du système de soin : mise en place de plateforme de diagnostic et d’orientation vers le secteur libéral, lui-même saturé, mal ou peu formé à accueillir des problématiques, des pathologies et des situations sociales compliquées, des plateformes d’écoute en psychiatrie.

L’atteinte à la démocratie que suscite le démantèlement du service public et de la sécurité sociale. 

Ce modèle néolibéral se déploie au détriment de toute l’humanité !

Il nous faut donc retrouver le courage de croire dans ce qui est juste.
Créer du collectif, de la solidarité, sortir de la sidération de la violence qui nous est infligée au quotidien.

Dans ce monde que l’on nous vante comme issu de l’exigence de la modernité et des lois du marché, indissociablement lié aux progrès technologiques, à la fois aliénants et émancipateurs, opposons notre désir de penser, de créer, de nous rencontrer, de soigner l’humain par des humains.

En tant que soignant d’un autre souffrant, nous avons ce devoir éthique et politique de nous élever contre ce modèle de société, de résister.
Ce capitalisme néolibéral qui s’emballe, dans une course folle, qui nous entraine vers un destin tragique, nous atteint au plus profond de nos pratiques et nous oblige à une pensée et à un engagement.

Réapproprions-nous ces mots qui nous sont volés !
Combien de mots désormais disparus, dévalués, détournés, instrumentalisés …
Le soin par exemple n’est plus : on ne soigne plus, on gère des flux, on fluidifie des parcours, on compense, on intervient, on « protocolise », on trie.
Sans parler des acronymes absurdes, provocateurs : SERAFIN (réforme du financement des établissement médico-sociaux), RAPT (réponse adaptée pour tous), GOS (groupe opérationnel de synthèse.

Les mots ont du sens, les mots ont un pouvoir, nous sommes bien placés pour le savoir.
Il faut dénoncer cette corruption du langage qui nous fait violence, qui attaque notre outil de penser et donc nos outils pour soigner.

Soyons attentifs à ces mots que l’on subit, cette novlangue qui ne cesse de tracer la route de notre servitude, qui transforme nos représentations, qui à force d’autocensure, nous rend complice.

Des assises pour quoi faire ?
Pour élever des digues contre cette déferlante néolibérale, déshumanisante
Pour convoquer la nécessité d’un devoir d’intégrité, d’une obligation éthique de ne pas se soumettre
Pour défendre les lieux de paroles que sont nos lieux de soin, ces espaces où se déploient nos subjectivités.
Tels sont les enjeux de notre engagement, à la fois civilisationnels et démocratiques.

Marie Bakchine – Psychologue – Mars 2022

Intervention de Delphine Glachant, le 11 mars 2022, Assises citoyennes du soin psychique.

DE LA DESTRUCTION DU COLLECTIF DE SOIN A LA DESTRUCTION DE LA PENSEE

Depuis septembre 2021, nous nous sommes réunis quasiment tous les dimanches. Nous étions une trentaine de personnes. Ça a été parfois houleux, on ne s’est pas toujours compris, on a défendu nos choix, on a ri et on s’est accrochés, on a tenu.
Maintenant nous sommes là. Alors qu’est-ce qui nous y a mené ? La nécessité, depuis 4 ans, suite aux grèves de 2018, de se regrouper pour lutter contre la dilapidation de la psychiatrie. La casse de l’hôpital public, sur laquelle on a maintenant les yeux bien ouverts, avait déjà bien commencé.
Je travaille dans un centre hospitalier spécialisé de petite taille, composé de 5 secteurs de psychiatrie.
Je suis psychiatre, praticien hospitalier à temps plein. Les 2/3 de mon temps sont consacrés à l’hospitalisation, un tiers à la consultation au CMP.
J’ai voulu vous parler de mon quotidien en équipe et des conséquences désastreuses des politiques publiques sur le travail que l’on fait jour après jour et sur les soins que l’on apporte aux patients.
Le soin psychique nécessite un travail de la pensée. Je vais tâcher d’expliquer en quoi la destruction du collectif de soin amène à la destruction de la pensée, et donc du soin.
Au fil de ces lignes, je citerai quelques mots entendus ici et là au sein de mon service, que j’ai appelés brèves de service, en ayant pris la peine de changer les prénoms…. Sait-on jamais.

« Allo tu peux venir faire un PCR ? ». C’est ce que ma collègue médecin généraliste à l’hôpital psychiatrique s’entend dire ce matin-là de janvier, comme bien des fois quand elle répond au téléphone. Elle en a assez. Elle dit sa furieuse impression d’être devenue prestataire de service dans une crise covid qui dure depuis deux ans et dans un hôpital exsangue.
Ce médecin travaille deux jours par semaine à l’hôpital psychiatrique, un choix pour elle qui est aussi urgentiste. D’un lieu à l’autre elle entend la même chanson. Des gens qui râlent parce qu’ils en ont marre, parce qu’ils sont fatigués, parce qu’ils sont en sous-effectif. « Salut ça va ? » « Non ça va pas. Ce matin on est moins 2. » Traduction : il manque deux infirmiers par rapport à l’effectif programmé. L’ ambiance est plombée, de partout.
Ce matin-là, dans le service où je travaille, on râle aussi, comme souvent en ce moment. Nous, au niveau des psychiatres, on est juste moins un. Il manque un psychiatre sur trois pour l’unité d’hospitalisation. En mettant nos temps bout à bout, ça fait 13 demi-journées, 1,3 Equivalent Temps Plein pour trente patients. C’est peu. Du côté infirmiers, ils sont moins 4 en extrahospitalier, moins 7 en intra (-3 de jour et -4 de nuit). En septembre prochain, vu les départs prévus, sur l’effectif infirmier total de 41 personnes, il manquera 9 infirmiers de jour et 4 de nuit.
Ça finit par faire beaucoup de moins.
Vous remarquerez cette façon de dire comme on est diminué. Au même moment, on entend parler d’un projet de psychologues N+1. Il y a donc aussi des augmentés, en position d’autorité bien sûr, comme dans les boites privées. C’est curieux comme au moment où on se soucie de faire de la place aux catégories désignées comme inférieures ou minoritaires – les femmes, les racisés, les non hétéro…, dans un souci d’égalité, se déploie une verticalité du pouvoir, une toute puissance autoritaire, consubstantielle au capitalisme néolibéral dont Jupiter est la parfaite illustration. Les rapports hiérarchiques ont encore de beaux jours devant eux.
Ces hiérarchies, et ces aspirations à être dans les lieux du pouvoir, qui ne sont pas nouvelles, permettent que l’hôpital – entreprise se mette en place tranquillement, sans que presque personne ne moufte, avec ses logiques gestionnaires et son management destructeur. Les soupirants sont nombreux à vouloir se faire aimer du prince, que ce soit à l’échelle de l’établissement ou à l’échelle du ministère. J’en vois de nombreuses illustrations par mon activité syndicale.
Pour revenir au terrain, la question des manques d’effectifs est cruciale. C’est en train de déconstruire le travail d’équipe et l’entité « équipe de soins » en elle-même, qui est LA condition sine qua non des soins.
Ca fait un moment que ça dure, bien avant le Covid. Il y a plusieurs années déjà, il y avait déjà eu le logigramme organisant la répartition des infirmiers surnuméraires (c’est-à-dire au-dessus de l’effectif minimum de grève !) dans les différents services afin de remplacer les absents.Ces derniers mois, l’hémorragie a été telle, que ce soit en raison de départs de soignants mais aussi en raison d’arrêts et accidents de travail que les trous sont devenus béants et « le redéploiement des effectifs soignants » a été organisé.
Qu’est-ce que cela signifie  ? Cela signifie que les infirmiers de l’extrahospitalier qui dépassent l’effectif minimum ont du aller travailler à l’hôpital, laissant au passage en plan leur travail habituel : le suivi des patients, les groupes etc. Or leur travail, c’est de soigner des personnes dont la continuité d’exister est toujours fragile ! Et particulièrement dans cette période de pandémie, où tout un chacun a pris conscience, plus encore que d’habitude, qu’il était mortel. Annuler un rdv, annuler un groupe, ça n’est jamais anodin. Et la continuité des soins est la base même de la psychiatrie de secteur.
Dans cette réorganisation, les infirmiers redéployés savent normalement quelques jours avant dans quelle unité ils vont aller travailler mais parfois ça se produit à la prise de service, voire même quand les transmissions ont déjà commencé. Ce qui leur donne tout simplement l’impression d’être un pion, un bouche-trou.
Non seulement c’est désastreux pour les prises en charge des patients, avec qui la continuité de la relation est absolument nécessaire, mais c’est également désastreux pour les professionnels eux-mêmes qui se retrouvent dans des unités qu’ils ne connaissent pas, avec des collègues qu’ils ne connaissent pas, à s’occuper de patients qu’ils ne connaissent pas. Un jour Françoise me dit « on va d’un service à l’autre. On est comme des gourdasses. On a l’impression de ne servir à rien ou de ne plus rien savoir faire ». Une autre infirmière de l’extrahospitalier, référente club, est venue travailler 5 jours d’affilée en intra, sur 5 unités différentes.
Une autre : « en allant travailler dans cette unité j’ai eu l’impression de  consacrer toute mon énergie à tenir les murs », tellement elle avait le sentiment que ça s’écroulait.
L’équipe est fragilisée. Violaine par exemple, dit « je n’ai plus l’impression d’appartenir à une équipe ».
Alors on s’en rend vite compte : cette valse des soignants n’a rien d’entrainant, elle est démobilisatrice et destructrice du collectif.
Les arrêts des uns et des autres, aussi légitimes soient-ils, sont un gros facteur de démobilisation dans le travail et du sentiment de ne plus faire équipe. Cela a été montré dans des études faites au Québec. Quand un ou une infirmière s’arrête, les autres font corps, s’entraident. Quand c’est une 2e, puis une 3e, l’esprit de solidarité se fissure car celui ou celle qui avait pris sur lui de venir travailler sur son repos finit par se dire « moi aussi je suis fatiguée ». Il commence à en vouloir progressivement à ses collègues qui s’arrêtent . « Pourquoi je travaillerais plus ? ». C’est humain, c’est normal. On demande aux personnels de santé d’être surhumains.
Plus encore, on leur demande d’être des robots et de fait, c’est ce qui se passe. Les uns et les autres sont de plus en plus pressés comme des citrons, les tâches s’enchainant. Roland Gori a très bien expliqué cette taylorisation du travail à l’œuvre dans nombre de métiers, dont ceux de la santé. Disparition de l’interstitiel, des échanges informels. Moins de temps à ne rien faire aussi. Avec les patients, entre collègues. Moins de temps pour parler de choses et d’autres. D’ailleurs en ce moment les gens se parlent beaucoup moins, même pendant les pauses. Certains sont dans un retrait dépressif, d’autres dans leur portable.
C’est important ne rien faire. Juste être là. Vivre le même instant ensemble. C’est fondamental dans les soins, ce travail sur l’ambiance. Un travail non valorisable, et c’est sans doute pour cela qu’il nous a été volé par ceux qui comptent tout.
L’identification collective à une équipe est nécessaire, mais aussi à un lieu de soin, à un service, à une méthode de travail. Et si nous n’avons pas un objectif commun, ça ne fonctionne pas. Alors bien sûr, ça peut se travailler au sein de chaque service par la dynamique propre de ce service mais c’est quand même très impacté par les injonctions que nous recevons.
Donc l’ambiance dans le travail s’en ressent beaucoup. C’est difficile de continuer à avoir envie de travailler dans ces conditions. Dans mon service, ça se voit dès la première réunion de la matinée. Les mines font trois mètres de long, les boutes en train ont perdu leur énergie. Nathalie dit « je suis trop fatiguée pour prendre mon café maintenant, il faut que je repose mon corps. Je le prendrai après. » Eh oui… les corps souffrent et s’épuisent.
Revenons à cette réunion du matin : moment essentiel où on se transmet des infos brèves, où on se parle des patients. Un des moments qui permet le travail collectif. Un moment qui nous permet de faire corps, tous statuts confondus. Infirmiers, aides-soignants, ASH, cadre, psychiatres, généraliste, assistant social, psychologue, artiste ou art-thérapeute, psychomotricienne. Pendant le premier confinement de la crise covid, cette réunion avait pris énormément de place. Nous étions ensemble pendant 1h30. Nous avions besoin de beaucoup nous parler. Actuellement, on n’arrive plus à la tenir comme avant. Les médecins attendent les infirmiers pour démarrer ; les infirmiers attendent les médecins qui sont toujours en retard. Les infirmiers ont le sentiment que les médecins ne mesurent pas le travail fait. Le climat est plus tendu. Parfois même, on zappe cette réunion car à force de s’attendre mutuellement, on ne se rencontre plus.Ce ne sont pas les seuls moments de travail commun qui ont disparu.
Depuis le début du covid, on fait beaucoup moins d’entretiens médecin /infirmier ensemble. L’organisation du travail a changé sans doute mais ce n’est pas la seule explication. C’est aussi le constat que nous arrivons moins bien à travailler ensemble. Nous sommes envahis par l’informatique. C’est d’ailleurs maintenant ce qui fait lien entre nous. « Tu n’es pas au courant ? Tu n’as pas lu les transmissions dans Cimaise ? ». Se parler est passé au second plan.
Nous sommes les uns et les autres terriblement abimés par ces changements de rythmes et de style qui nous sont imposés par des directives qui viennent de divers lieux (administration, justice)
Entendons-nous bien : la judiciarisation est importante, quand il s’agit de faire respecter les droits des patients. Mais quand il s’agit, comme c’est le cas, de nous ajouter des couches de travail administratif en plus, que ça sert de surveillance avec la sacrosainte traçabilité, ça vient juste empêcher de travailler et au passage disqualifier les soignants. Des instances tierces pouvant intervenir comme le fait le CGLPL sont à mon avis beaucoup plus efficaces pour les droits des patients. L’hôpital psychiatrique est un lieu où s’exerce le pouvoir et s’y déploient ses dérives, Foucault nous l’a suffisamment dit. Cela requiert une extrême vigilance et un travail permanent sur les équilibres entre pouvoirs et contre-pouvoirs.
Du côté médical, nous sommes de plus en plus isolés dans nos bureaux. Les médecins se parlent moins entre eux aussi. Et d’ailleurs, la communauté médicale existe-t-elle encore ? Les chefs de pôle sont déconnectés de la réalité du terrain, lâchent sans s’en rendre compte leurs valeurs originelles, passent du côté du réalisme comptable et se désolidarisent de leurs collègues, de tout statut.
Ça fait 13 ans que nous sommes sous le coup de la loi HPST, qui a apporté la création des pôles et le modèle de l’hôpital entreprise, et a ôté le pouvoir décisionnel de la CME. Plus récemment, les FIR, et autres FIOP organisant les projets pôle par pôle, si possibles innovants, ont majoré cette compétition entre les pôles.
La fusion des CTE et CHSCT va quant à elle affaiblir les personnels non médicaux face à une direction toute puissante.
Il y a une individualisation du travail. Pour les praticiens hospitaliers, le nouveau statut sorti en février 2022 vient le confirmer avec la possibilité d’aménager pour chacun la quotité de travail qu’il accordera au public et celle qu’il consacrera à son activité privée, y compris lucrative.

Pour revenir aux terribles conséquences sur les soins de la destruction du collectif de travail, que ce soit à l’échelle de l’établissement, d’un service, d’une unité, je voudrais rappeler l’extrême importance qu’il y a à mettre nos pensées en commun pour soigner la psychose. Pierre Delion nous le rappellera peut-être, le travail en constellation transférentielle est de la plus haute importance pour relier tous les bouts et rassembler un être dissocié. On le sait, chaque réunion de synthèse de ce type a des effets bénéfiques immédiats car elle transforme chacun d’entre nous et nous permet de renvoyer au patient une représentation plus unifiée de lui-même. Comment continuer à travailler dans ces constellations quand il n’y a plus de collectif de soin, quand des personnes manquent, s’arrêtent, viennent d’un autre service, quand les gens sont aigris, s’engueulent entre eux. Le manque de travail institutionnel faute de temps et d’équipe en place revient à se laisser traverser par tous les clivages projetés sur nous et à nous rendre moins soignants.
Cette destruction du travail d’équipe et des collectifs de soins n’est ni une conséquence du covid, ni un effet collatéral des restrictions budgétaires. C’est un but recherché par nos dirigeants, qui rejoint totalement les nouvelles orientations prises pour les soins psychiatriques et psychologiques. Il ne s’agit plus de penser la souffrance psychique de l’autre. Il s’agit de le rétablir au plus vite en colmatant les brèches, à coup de médicaments et de rééducation. Le remettre d’aplomb pour qu’il retourne vite à sa place, sans faire de bruit, dans la chaine de production et de consommation.
Alors pour finir je vais vous transmettre la réponse que m’a faite une personne de l’équipe de direction en CME après que j’ai expliqué en quoi le redéploiement des effectifs infirmiers était très préjudiciable aux soins. Elle m’a dit « ça suffit ! », de façon autoritaire.Alors moi aussi j’ai à dire ça suffit !
Ca suffit de maltraiter les gens, que ce soit les personnels et les patients.
Ca suffit de détruire la psychiatrie de secteur qui a pour mission d’accueillir et prendre en charge tout le monde.
Ca suffit de détruire l’hôpital public !

Delphine Glachant

Intervention de Pierre Delion, le 11 mars 2022, Assises citoyennes du soin psychique

Sortir de l’état catastrophique de la psychiatrie publique

1 . Etat des lieux

Toutes les luttes depuis des années ont fait ressortir de nombreux points de convergence utiles à rappeler. Tout d’abord, l’insuffisance des moyens pour la psychiatrie publique de secteur qui paye un lourd tribut aux évolutions technobureaucratiques récentes, et peine à donner des réponses congrues aux très nombreuses demandes adressées par les patients, leurs parents et leurs familles. Il est habituel de considérer qu’un médecin installé en libéral qui a une liste d’attente de plusieurs mois, est donc un médecin réputé. A contrario, les CMP des secteurs de psychiatrie dont la liste d’attente s’allonge faute de moyens en personnel pour y répondre sont eux considérés comme des équipes qui ne savent pas s’organiser, et de créer des postes de managers pour régler ces problèmes annexes….Cherchez l’erreur ! cette première constatation met en évidence l’inanité du new management, tel qu’il est promu sans aucune vergogne par les décideurs politiques, oubliant ses origines remontant à la seconde guerre mondiale, mises en lumière dans le livre de Chapoutot, « Libres d’obéir ». Il faudra encore longtemps, malgré les déclarations démagogiques entendues pendant la pandémie à ce sujet, pour que nos gouvernants comprennent vraiment que le service public de santé n’est pas une entreprise comme une usine de chaussures ou de boîtes de conserves, et que toutes les injonctions venant de cadres qui ne sont pas issus du monde du soin sont contre-productives. Imagine-t-on un chef d’orchestre qui ne serait pas musicien ? Ce new management n’a en réalité que l’idée fixe suivante : faire des économies sur les soins, et donc recourir à la pensée comptable comme boussole de cette restructuration à marche forcée des professions où la relation humaine est déterminante. Ces menées quasi-bureaucratiques s’appuie en outre sur de véritables impostures scientifiques, puisque les résultats (marqueurs génétiques, circuits neurophysiologiques, imagerie cérébrale démosntratives…) qui pourraient justifier le recours à de telles preuves sont toujours attendus. Il n’y a pas eu depuis l’invention des neuroleptiques et des antidépresseurs, de véritable révolution neuroscientifique qui permettrait de décréter que désormais, plus n’est besoin de recourir à la psychopathologie transférentielle. Bien sûr, les recherches ont fait de considérables progrès en matière de fonctionnement cérébral en général, et je m’en réjouis, mais ces avancées ne permettent absolument pas de dire ce qui se passe pour ce patient qui est là avec moi en consultation et pour lequel aucun moyen nouveau n’autorise à justifier la seule intervention neuroscientifique. D’ailleurs, il n’est que de voir le décalage entre les prétentions neuroscientifiques affichées dans le fonctionnement des services de psychiatrie et l’augmentation scandaleuse du nombre des contentions dans lesdits services pour constater le niveau élevé de l’imposture en question. Ce recours à la science sur le mode idéologique érige en vérité révélée l’importance de la protocolisation des pratiques. Ces nouvelles manières de vêtir le soin en psychiatrie de prêt à porter en lieu et place de costumes sur mesure en fonction de chaque patient est le résultat d’une généralisation des techniques rééducatives a priori, fortement encouragé par des lobbies de formations coûteuses, et qui laisse de côté tout le versant des approches psychothérapiques qui consiste à traverser l’expérience de la rencontre et à y réfléchir a postériori.

Tout cela aboutit à une catastrophe sanitaire en psychiatrie, pire que celle d’Orpea mais dont les décideurs se contrefichent parce que les malades ne sont pas tous prêts à défiler dans la rue et à influencer massivement les électeurs contrairement aux personnes âgées. Je crains que cela n’aboutisse à la constitution d’asiles périphériques reproduisant l’asile centralisé que nous avons connus avant la mise en place de la psychiatrie de secteur : la rue pour les non violents, la prison pour les agressifs devenant violents, les contentions et les services fermés qui définissent de nouveaux asiles « discrets » à la dimension d’une personne, la maltraitance du personnel soignant qui en est la conséquence directe, la robot-numérisation des rapports humains, avec le développement de techniques « modernes » en passe de se mettre en place (téléconsultations, attentes messianiques des avancées des neurosciences, applications autoéducatives transhumanisantes,…) qui en est le corollaire obligé.

2. Nécessaires articulations

De même que les constellations transférentielles sont capables de traiter les transferts dissociés, psychotiques, autistiques, des pathologies archaïques, en réunissant tous les partenaires du soin d’un même patient, il nous faut penser partenariat avec tous les autres relais du soin dans la cité, sur le mode des rapports complémentaires (rapports de décomplétude), tels que Tosquelles les a définis à partir des travaux de Dupréel. Il nous revient ainsi la tâche de développer et penser de nouvelles articulations institutionnelles. Par exemple pour l’autisme : éducatif toujours, pédagogique si possible et thérapeutique si nécessaire. De manière plus générale, il nous faut inventer des systèmes complexes pour accompagner de notre fonction phorique les patients présentant les pathologies les plus graves. Par exemple pour accueillir et soigner une personne âgée présentant des troubles cognitifs, une dépression et un diabète, nous devons réunir sur le mode de la constellation les professionnels dont elle a besoin et l’accompagner avec la famille tout le temps nécessaire.

De même avec les collègues issus d’autres modes de pratiques du soin, nous devons penser des articulations afin de sortir de ces apories successives du tout psychanalytique au tout neuroscientifique ou au tout comportemental.
Aujourd’hui, nous avons devant nous une urgence absolue, articuler neurosciences, psychopathologie transférentielle et socio-anthropologie pour répondre aux aspects biopsychosociaux de tout patient humain. Pour ce faire, nous ne pouvons avancer que si nous entrons dans une nouvelle logique de complémentarité.
Nous devons donc sortir des logiques qui nous gouvernent, celles du plus puissant, du plus fort, du plus savant, et entrer dans une autre logique, celle du collectif (Oury) dans laquelle tous ces éléments de connaissance sont articulables dans une complexité bien comprise.

3. Généralisation du concept de secteur

Il se trouve qu’en psychiatrie, un dispositif a rendu possible cette philosophie de travail, celui de la psychiatrie de secteur qui articulait autour de la nécessaire continuité des soins (dispositif installant la condition de possibilité du transfert) la palette des différentes formes du soin dans et avec le socio-anthropologique.
Si l’on revient aux fondamentaux, à savoir que la maladie mentale n’est pas une maladie aigüe, même si nous savons tous qu’elle peut conduire à des comportements qui en prennent l’apparence, mais une maladie chronique, regardons autour de nous les spécialités médicales où la chronicité est l’essence de la maladie.
Que voyons-nous ? beaucoup de maladies sont chroniques (diabète, rhumatologie, cancérologie, cardiologie,…).
Tosquelles disait souvent en plaisantant que la médecine est une branche de la psychiatrie. i
Ne pouvons-nous pas faire alliance avec nos confrères médecins, infirmiers et tous les autres, pour construire une nouvelle médecine qui prenne en compte ces évidences et rende à la médecine l’humanité qu’elle est en passe perdre ? Ne pouvons-nous pas généraliser le concept de secteur pour en faire la base de la santé publique en général, ce qui aurait pour effet de diminuer les urgences qui sont devenues bien souvent le signe d’une carence profonde de la médecine de la chronicité, de donner à la médecine une référence polycentrique et non plus seulement hospitalo-centrée, de permettre de véritables alliances entre pratiques publiques, associatives et privées au service des patients ?

Nous avons du pain sur la planche pour refonder une médecine digne de ce nom, dans laquelle la psychiatrie, plutôt que de continuer à incarner les wagons de queue se trouverait à devenir le paradigme d’une médecine à visage humain.

Pierre Delion

Mars 2022